42

 

Taenghu, qui avait rejoint Khali sur son navire amiral, dégaina son épée et la brandit avec fureur.

— Ces chiens ne vont pas oser nous attaquer de nuit. On n’y voit goutte.

Sa compagne le rabroua.

— Sers-toi un peu de ta tête, si tu en es capable. Tu dois bien sentir qu’il n’y a pas d’êtres vivants sur… ces choses.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

Un marin se précipita vers eux.

— Dame Khali, d’étranges objets semblent se diriger vers nous.

Les deux Géants se précipitèrent sur le pont. La visibilité était quasiment nulle. Pourtant, affinant leur perception multisensorielle, ils découvrirent une myriade de bateaux légers, apportés par le reflux, qui s’infiltraient dans un silence absolu au cœur de la flotte désorganisée. Celle-ci n’attendait que le lever du soleil et la marée haute, pour pouvoir manœuvrer en bon ordre.

— On dirait qu’ils viennent de la côte, grinça Taenghu. Ce sont peut-être des chaloupes échappées de nos navires drossés sur les récifs.

Le doute ne subsista pas longtemps. Il s’agissait bien d’un nouveau danger, mais il était trop tard pour réagir.

— Des brûlots ! s’exclama soudain Khali. Ces vomissures de porcs nous ont envoyé des brûlots !

Taenghu se demanda ce qu’elle voulait dire par là. La réponse lui parvint instantanément. Une première déflagration déchira la nuit lorsque la première barque, bourrée de matières inflammables, explosa contre un navire, qui s’embrasa comme de l’étoupe malgré les assauts des vagues.

— Le « feu-qui-ne-s’éteint-pas » ! gronda la géante.

Profitant de la nuit, les Atlantes avaient envoyé vers eux des dizaines de petits bateaux bourrés d’explosifs, destinés à anéantir ce qui restait de la première flotte d’invasion, et surtout les navires encore intacts.

Taenghu et Khali, dévorés par la fureur, ne pouvaient même plus riposter. Ils durent se contenter de protéger, par concentration mentale, leur propre navire amiral. Inexorablement, les petites barques venaient frapper les bâtiments, éventrant les coques, pulvérisant les gouvernails, incendiant les voilures. Les matières utilisées, à base d’hydrocarbures hautement inflammables, répandaient sur les flots un liquide incandescent que l’eau elle-même ne parvenait pas à éteindre.

Les vaisseaux intacts ne pouvaient se dégager. Leur trop grand nombre les empêchait de manœuvrer. Certains capitaines, pris de panique, tentèrent de s’échapper de l’enfer. Plusieurs navires s’éperonnèrent les uns les autres et coulèrent.

Peu à peu l’océan se couvrit d’une nappe ardente qui illuminait la nuit d’une lueur infernale, semant la panique dans les rangs des Serpents. L’un après l’autre, les épaves et les vaisseaux encore en état furent absorbés par la muraille de flammes. De partout s’élevaient des hurlements épouvantables. Prisonniers de la gigantesque fournaise, les guerriers de la Ligue sautaient dans les flots, espérant trouver, au milieu de la mer de feu, une trouée que les flammes n’auraient pas encore atteinte.

 

Lorsque l’aube se leva, le navire de Khali, sur lequel Taenghu était demeuré, se trouvait bloqué au milieu d’un immense enchevêtrement de carcasses à demi échouées et calcinées. On eût dit un cimetière de navires. Sur les trois cents vaisseaux rescapés de la veille, seuls une vingtaine demeuraient intacts. Mais ils ne pouvaient s’échapper du piège dans lequel les avaient enfermés les petites barques. Des corps flottaient partout, au milieu de débris de toutes sortes. Par endroits, l’eau brûlait encore.

C’est alors qu’une haute silhouette surgit de la brume matinale qui flottait sur la côte et sur l’océan.

— L’Hedreen gronda Khali, qui se saisit de son épée d’orichalque.

Taenghu l’imita aussitôt. Le puissant vaisseau avait repéré le navire amiral ; Astyan savait que les deux Géants se trouvaient à bord. S’ouvrant la route à coups de canon lance-éclairs, il se fraya un chemin parmi les décombres de la flotte ennemie. Il devait frapper vite et fort.

Grâce à ses puissants coussins d’air, qui lui permettaient de s’infiltrer presque partout, il se rangea bientôt contre le flanc du navire de Khali. Et, tandis qu’un soleil rouge se levait à l’orient, voilé par les brouillards matinaux, Astyan bondit à l’abordage, suivi par la légion des Braves qui avait tenu à l’accompagner. Un violent combat s’engagea aussitôt.

Khali et Taenghu, épuisés par la longue nuit de veille, se portèrent aussitôt au-devant du Titan pour l’affronter. Les guerriers des Géants se ruèrent sur les Braves, ravis d’en découdre. Un corps à corps sauvage et impitoyable s’engagea, à tous les niveaux du vaisseau. Cependant les combattants poséidoniens, entraînés depuis des mois par Astyan, possédaient une supériorité incontestable sur les hommes des Serpents. Chacun d’eux représentait une petite armée à lui seul. Bientôt le pont du navire amiral se couvrit de sang. On lâcha les hommes-bêtes ; mais les Braves avaient été préparés à un tel affrontement. Leurs mouvements se coordonnaient à la perfection, et leurs armes se révélèrent d’une efficacité redoutable contre des êtres seulement animés par la folie de tuer. L’intelligence l’emporta peu à peu sur la force brutale. Contre un équipage de guerriers cinq fois supérieur en nombre, la Légion prit peu à peu l’avantage.

Khali et Taenghu se retrouvèrent face à Astyan. La Déesse de feu clama :

— Tu es vaincu, Astyan ! Je te pendrai avec tes propres tripes ! Tu es seul contre deux Géants.

Mais le Titan ne perdit pas son temps en vaines joutes oratoires ; il attaqua. Les épées d’orichalque étincelèrent dans la lumière sanglante du soleil levant. Un combat d’une férocité inouïe se déroula alors sous les yeux des humains éberlués. La fureur des dieux était sans commune mesure avec celle des hommes. Khali et Taenghu étaient nés et avaient été formés pour combattre, pour détruire, pour tuer. Mais Astyan avait derrière lui six mille ans de pratique. En quelques instants, le pont du grand vaisseau ne fut plus que ruines. Rien ne pouvait résister à la puissance du mystérieux métal des épées, l’orichalque. Soudain un mât s’écroula, tranché par un coup féroce d’Astyan. Surprise, Khali se retrouva coincée sous l’énorme masse de bois ; sa rage l’empêcha d’utiliser ses pouvoirs de lévitation qui lui auraient permis de se dégager aussitôt.

Tandis qu’elle se dépêtrait dans la voile et les vergues qui avaient accompagné l’effondrement du mât, Astyan se rua sur Taenghu. Il connaissait le sort ignoble que celui-ci réservait au peuple d’Aralu, simplement parce que la couleur de sa peau était noire. Cela ne l’incita pas à la clémence. Pour la première fois de sa vie, le Géant éprouva un sentiment curieux qui n’était pas loin de ressembler à de la peur. Il se défendit avec l’énergie du désespoir. Mais il ne pouvait rivaliser avec la science du combat du Titan. Soudain, sous un coup plus violent que les autres, l’épée du Géant lui sauta des mains. L’instant d’après, il sentit son crâne et son corps s’ouvrir dans le sens de la longueur. Avant de mourir, il comprit que son ennemi venait de le fendre en deux d’un seul coup d’épée. Il mourut sous les yeux éberlués des guerriers de la Déesse de feu, déjà prêts à rendre leurs armes à la légion des Braves.

Khali surgit derrière Astyan. Mais celui-ci avait ressenti sa présence. Il riposta au coup qu’elle tentait de lui porter dans le dos, et l’empala sur son arme. La lame acérée entra par le bas du ventre et ressortit derrière la nuque. Sous l’impact, le corps de la Géante décolla de terre, puis s’ouvrit comme une outre, se déchirant sur l’épée dont le métal luisait d’une lueur de sang et d’or. Lorsque le corps s’effondra sur le pont taché d’écarlate, Astyan lui porta le coup de grâce en lui tranchant la tête. Puis il la saisit et la brandit comme un trophée, afin de terroriser les derniers combattants ennemis. Ceux-ci, atterrés, jetèrent leurs armes en tremblant : on ne pouvait lutter contre un dieu aussi puissant.

Un hurlement d’enthousiasme s’éleva des rangs de ses Braves. Seuls cinq d’entre eux avaient été tués ; sept autres, blessés, furent emportés par leurs camarades à bord de l’Hedreen. Le navire poséidonien ne s’attarda pas sur les lieux et se dégagea de l’épave du navire amiral de la Déesse de feu.

Lorsqu’il fut à bonne distance, Astyan se concentra sur le vaisseau ennemi et l’embrasa. Les soutes, encore remplies de poudre, explosèrent dans un fracas d’enfer.

 

Au loin, Ophius, au bord de l’hystérie, ne put que constater l’anéantissement de sa glorieuse flotte d’assaut.

En une journée et une nuit, il avait perdu plus de quatre cents unités. Tlazol, Lokhar et Fétida étant partis vers d’autres objectifs, il ne lui restait plus que sept cents navires face à la flotte poséidonienne, qui n’avait subi que peu de pertes. À peine une douzaine de vaisseaux, comme il avait pu s’en rendre compte.

Dominant sa fureur, il tenta de comprendre comment un tel désastre avait été possible. En fait, les Poséidoniens étaient sur leur territoire. Ils connaissaient parfaitement ces côtes. De plus, leurs vaisseaux étaient beaucoup plus rapides et maniables que les lourds navires d’invasion qu’il avait fait construire, dont certains pouvaient transporter plus de mille hommes. Et surtout, il avait sous-estimé la puissance de ces canons lance-éclairs, auxquels leur précision permettait de faire mouche à chaque coup.

Il donna un énorme coup de poing sur la lisse de son vaisseau, qui se fendit sous l’impact. Le regard fixe, il grinça sourdement.

— Nous allons nous replier. Je veux que cette cité maudite soit à jamais rayée du monde. Que l’on prépare une bombe à l’uraan.

Ashertari s’alarma.

— C’est de la démence ! Si tu fais cela, c’est tout l’Archipel qui deviendra inhabitable. Toute vie y sera condamnée. Et jamais nous ne deviendrons les princes de l’Atlantide. C’est pourtant ce que tu voulais ?

— Nous nous installerons ailleurs. Nous reconstruirons un autre empire. Cette planète est vaste.

Il la saisit brutalement par le bras.

— Personne ne me résistera, tu entends ? Personne ! Je veux être le maître de ce monde, et je le deviendrai. Même si pour cela l’Atlantide doit s’engloutir tout entière sous les flots.

Ashertari comprit qu’il valait mieux ne pas insister. Lorsqu’il était ainsi en proie à ses accès de fureur, plus rien ne pouvait le raisonner. Et puis, l’embrasement de cette cité haïe serait un spectacle extraordinaire.

— Bien, agis comme tu l’entends, répliqua-t-elle.

Il serra les dents, puis se rendit dans les soutes où il avait fait entreposer les armes maudites. Hurlant ses ordres aux marins, il en fit monter dix sur le pont, où on les chargea sur de petits aéroglisseurs programmés qui iraient déverser la mort sur la capitale avallonienne. Peu à peu, à la vue de ces préparatifs, la colère d’Ophius se calma. Tout à coup, Ashertari lui dit :

— Tu ne crains pas que les Titans ne parviennent à les transmuter avant qu’elles ne touchent le sol ? Cette maudite Pléionée y est déjà parvenue à Elkhara.

— Parce que cette imbécile de Tlazol n’avait envoyé qu’une seule bombe. Ils ne pourront arrêter une vague de plusieurs projectiles. Et puis, cette manœuvre nous débarrassera du même coup de cette stupide Géante.

— Ainsi que de Lokhar et de Fétida, précisa Ashertari. À l’heure qu’il est, ils doivent avoir abordé la côte.

— Nous n’avons que faire des lâches et des imbéciles, cracha-t-il.

Il passa une main satisfaite sur le métal noir du fuselage de la bombe renfermant les pierres de feu. Tout à coup, il devint rouge de colère. Il voulut parler, mais n’y parvint pas. Ashertari s’approcha de l’arme et la toucha à son tour. Puis elle comprit.

— Du plomb ! Ce n’est plus que du plomb ! Les chiens ! Mais comment ont-ils fait ?

Ophius laissa soudain exploser un épouvantable rugissement de fureur, qui fit trembler les marins qui manœuvraient les bombes. Ils se figèrent dans une immobilité parfaite, afin de ne pas attirer l’attention sur eux. Ashertari, impressionnée elle aussi, suggéra timidement :

— Ne pourrait-on tenter la transmutation inverse ?

— Tu sais bien que non ! Seuls les Titans détiennent peut-être ce pouvoir ! L’uraan est un métal vivant. Mais lorsqu’il est mort, on ne peut plus lui rendre la vie !

De rage, il saisit à pleines mains une bombe, qui devait peser cinq ou six fois plus lourd que lui, et la jeta dans les flots. L’engin sombra instantanément. Ashertari, retrouvant ses esprits, le prit par les épaules.

— Ophius ! Tu vas te calmer ! Nous n’avons plus de pierres de feu, mais nous avons encore une flotte importante. Tu ne vas pas renoncer aussi facilement !

Il la regarda comme s’il allait la frapper. Puis, au prix d’un violent effort, il parvint à reprendre le contrôle de lui-même.

— Alors parle ! gronda-t-il. Que me suggères-tu cette fois ?

— Nous allons faire le blocus de Poséidonia.

— Par leurs navires, ils disposent d’une ouverture sur l’océan.

— Mais ils ne fuiront pas. Ils resteront à proximité pour défendre leur capitale. Il nous faut compter sur Tlazol. Elle doit être à Doïra à présent. Son armée est puissante. Et puis, on peut aussi espérer que Lokhar et Fétida sont passés. Leurs deux armées, une fois débarquées, prendront les Poséidoniens à revers et investiront la capitale. Alors la flotte ennemie sera obligée de revenir vers la ville. Prise au piège dans la baie de l’estuaire de l’Acheloos, plus rien ne pourra la sauver.

Ophius grommela, puis déclara :

— Oui, tu as raison. Mais que faire si les autres échouent ?

Ashertari lui posa la main sur le bras et murmura :

— Il existe encore un autre moyen. Mais il faut que tu me donnes soixante navires, trente mille hommes, et quelques milliers d’hybrides.

Il la regarda avec méfiance. Mais ses conseils s’étaient toujours révélés judicieux. Lorsque les mains fines de la jeune femme se posèrent sur lui, il comprit qu’il ne refuserait pas. Elle avait toujours su parvenir à ses fins.

Elle lui exposa son plan. Il finit par sourire. Si elle réussissait, les Poséidoniens auraient bientôt une mauvaise surprise.

L'Archipel Du Soleil
titlepage.xhtml
L'archipel du soleil_split_000.htm
L'archipel du soleil_split_001.htm
L'archipel du soleil_split_002.htm
L'archipel du soleil_split_003.htm
L'archipel du soleil_split_004.htm
L'archipel du soleil_split_005.htm
L'archipel du soleil_split_006.htm
L'archipel du soleil_split_007.htm
L'archipel du soleil_split_008.htm
L'archipel du soleil_split_009.htm
L'archipel du soleil_split_010.htm
L'archipel du soleil_split_011.htm
L'archipel du soleil_split_012.htm
L'archipel du soleil_split_013.htm
L'archipel du soleil_split_014.htm
L'archipel du soleil_split_015.htm
L'archipel du soleil_split_016.htm
L'archipel du soleil_split_017.htm
L'archipel du soleil_split_018.htm
L'archipel du soleil_split_019.htm
L'archipel du soleil_split_020.htm
L'archipel du soleil_split_021.htm
L'archipel du soleil_split_022.htm
L'archipel du soleil_split_023.htm
L'archipel du soleil_split_024.htm
L'archipel du soleil_split_025.htm
L'archipel du soleil_split_026.htm
L'archipel du soleil_split_027.htm
L'archipel du soleil_split_028.htm
L'archipel du soleil_split_029.htm
L'archipel du soleil_split_030.htm
L'archipel du soleil_split_031.htm
L'archipel du soleil_split_032.htm
L'archipel du soleil_split_033.htm
L'archipel du soleil_split_034.htm
L'archipel du soleil_split_035.htm
L'archipel du soleil_split_036.htm
L'archipel du soleil_split_037.htm
L'archipel du soleil_split_038.htm
L'archipel du soleil_split_039.htm
L'archipel du soleil_split_040.htm
L'archipel du soleil_split_041.htm
L'archipel du soleil_split_042.htm
L'archipel du soleil_split_043.htm
L'archipel du soleil_split_044.htm
L'archipel du soleil_split_045.htm
L'archipel du soleil_split_046.htm
L'archipel du soleil_split_047.htm
L'archipel du soleil_split_048.htm
L'archipel du soleil_split_049.htm
L'archipel du soleil_split_050.htm
L'archipel du soleil_split_051.htm
L'archipel du soleil_split_052.htm
L'archipel du soleil_split_053.htm
L'archipel du soleil_split_054.htm
L'archipel du soleil_split_055.htm
L'archipel du soleil_split_056.htm
L'archipel du soleil_split_057.htm
L'archipel du soleil_split_058.htm
L'archipel du soleil_split_059.htm
L'archipel du soleil_split_060.htm
L'archipel du soleil_split_061.htm
L'archipel du soleil_split_062.htm
L'archipel du soleil_split_063.htm